
Nos lectures


Les émotions de la Terre. Des nouveaux mots pour un nouveau monde
par Glenn Albrecht Les Liens qui libèrent, 2020, 368 p., 23 €.
On ne pourra faire face au changement climatique sans forger de nouveaux mots, pour en bien nommer les défis. Telle est la conviction de ce philosophe australien auquel on doit déjà le terme de « solastalgie », une forme de nostalgie que l’on ressent à voir son propre milieu transformé sous l’effet des activités humaines (par exemple l’extraction minière, qui, dans son cas, a ravagé des paysages de son enfance).
Glenn Albrecht poursuit ici son œuvre en proposant d’autres néologismes, à commencer par celui de « symbiocène », pour désigner l’après-anthropocène. L’enjeu est bien là : sortir au plus vite de l’ère actuelle pour renouer avec un rapport plus symbiotique avec notre environnement. L’auteur convainc d’autant plus qu’il ne se borne pas à multiplier les nouveaux concepts mais s’emploie à mettre sa propre existence en adéquation avec ses convictions. Surtout, malgré la noirceur du tableau, l’auteur ne verse pas dans la collapsologie, mais au contraire fournit de bonnes raisons de rester optimiste. On se surprend à le rester, même si l’ouvrage a été écrit avant les incendies ayant récemment meurtri l’Australie.
Sylvain Allemand
(article paru in Alternatives Economiques)

De pierre et d’os, Bérengère Cournut
Le Tripode, 2019, 219 p., 19 euros
Bérengère Cournut nous parle de ruptures. D’abord celle de la banquise qui en se rompant sépare Uqsuralik, notre héroïne, du reste de sa famille… C’est de là que jaillit le récit. Puis, de la fracture entre le temps de l’enfance et celui de l’âge adulte. La gamine devient femme. Le sang écarlate de ses premières menstrues se répand sur le blanc de la neige. Ainsi, à la faveur des évènements physiologiques de son propre corps et de ceux de la Nature, Uqsuralik découvre qu’il est temps pour elle de prendre en charge sa survie et sa vie au cœur du grand froid polaire. C’est le temps où elle devra apprendre à décider si elle doit manger ou épargner : son chien, son agresseur, son bébé à naître…
Le récit possède une force puissante, celle d’envahir le lecteur au point de lui faire ressentir, presque dans sa chair, le froid et la faim… Bérangère Cournut nous fait renaître femme chez les Inuits. Nous sommes Uqsuralik. Avec elle, nous apprenons à grandir, à défier, à se méfier, à réparer le mal que l’on nous a fait subir. Ici, ni bourreau ni victime, mais une justice. Mieux, une justesse des évènements, accompagnée d’une écologie du vivant, un visible et un invisible, des esprits… Dans le monde que nous raconte Uqsuralik nos repères et références sont vivement chahutés. La viande de phoque se mange crue ; les œufs et les oisillons se gobent tout aussi crus ; les mergules faits prisonniers vivants dans une outre et conservés ainsi jusqu’à fermentation sont une douceur très prisée ; la femme enceinte est puissante ; les esprits peuvent être des amants ; les logis sont bâtis de glace… Et cette extrême altérité est portée par une écriture dont la finesse et la singularité tiennent de la rencontre entre la poésie, le carnet de voyage, le journal intime, l’épopée, le carnet à dessin du naturaliste. Et puis il y a ces chants, enchâssés au récit principal pour venir mieux l’éclairer. Chacun s’y raconte dans une langue onirique et métaphorique. Celle du rêve, celle du conte. Le chant de Naja, époux d’Uqsuralik, rappelle bons nombres de contes traditionnels dans lesquels le héros est en quête d’un animal dont il découvre qu’il est profondément lié par le sang ou par l’esprit…
L’édition est augmentée d’un cahier photographique qui donne à découvrir paysages et portraits, du Nunavut à l’Alaska au cours de la première moitié du XXème siècle. Le premier cliché montre une belle jeune fille au regard droit et franc dont nous nous plaisons à penser qu’elle aurait pu être notre héroïne… Et ce regard nous accompagne encore au moment où nous écrivons ces lignes.
Sylvie Mombo

Un désir d’égalité
Vivre et travailler dans des communautés utopiques
Par Michel Lallement
Seuil, 2019, 556, 25 euros.
Après les makerspaces et autres hackerspaces, objet de ses précédents ouvrages, M. Lallement poursuit son exploration des « utopies concrètes » made in USA. Ici, les communautés égalitaires nées à la fin des années 60, dans la longue tradition des communautés « intentionnelles », organisées autour d’un projet commun. Sans les idéaliser (elles peuvent être sujettes à des conflits internes), il les prend au sérieux, y voyant des « ferments d’avenir ». Car loin de décliner, elles restent plus qu’actives, manifestant une capacité d’innovations, au regard notamment des rapports au travail. Pour étayer son propos, l’auteur a épluché archives et documentation, lu les ouvrages de référence. En bon sociologue, il s’est de nouveau livré à de l’observation participante en posant ses bagages plusieurs semaines dans trois de ces communautés, de la Virginie et du Tennessee. L’ouvrage aurait déjà fait œuvre utile en bousculant des idées reçues. Mais son ambition est autre : montrer comment ces communautés aident à dépasser la classique (et sans doute exagérée) distinction entre communauté et société en esquissant la possibilité d’une « société communautaire », à même de faire, par leur démultiplication plutôt que par la révolution, contrepoids à la modernité capitaliste et ses excès.
Sylvain Allemand

Rendre le monde indisponible
Par Hartmut Rosa
La Découverte, 2020, 144 p., 17 euros
A force de surexploiter les ressources naturelles pour satisfaire nos désirs insatiables, de planifier nos existences, de la naissance jusqu’à la mort, de chercher à tout quantifier et mesurer, bref, à force de vouloir mettre le monde à notre disposition, nous pourrions bien avoir provoqué l’effet contraire : en engendrer un toujours plus incertain et inquiétant. Dès lors, les mouvements de frustration et de colère qui s’expriment ici et là « ne tiennent pas à ce qui nous est toujours refusé, mais à ce que nous avons perdu parce que nous en disposons et que nous le dominons ». De Marx à Arendt, en passant par Weber, Adorno, etc., des théoriciens ou penseurs avaient déjà pointé le désenchantement dont la modernité était porteuse. Le sociologue et philosophe allemand H. Rosa s’inscrit dans cette longue tradition (il lui consacre d’ailleurs un chapitre). Sa théorie critique de la « modernité tardive » (ainsi qu’il l’appelle, considérant qu’il y a continuité entre celle des Lumières et celle des sociétés contemporaines) n’en reste pas moins singulière, en creusant son sillon autour de la notion de « résonance », abordée dans son précédent et très remarqué opus. Et pour cause : rendre le monde indisponible, c’est se priver d’une relation résonante avec lui.
Sylvain Allemand

Les savoirs perdus de l’économie – Contribution à l’équilibre du vivant
Arnaud Orain
Gallimard, coll. « NRF Essais », 2023, 384 p., 22,50 €
Économiste, l’auteur auquel on doit une passionnante histoire du système de Law (La politique du merveilleux, Fayard, 2018), nous plonge dans des écrits des XVIIe-XVIIIe siècles, ayant nourri la constitution de deux champs de savoir : la science du commerce, d’une part, la physique oeconomique (largement inspirée de la science oeconomique du savant suédois Carl von Linné), d’autre part. Les mots « science » et « physique » sont trompeurs : dans un cas comme dans l’autre, il ne s’agit en rien de dégager des lois intemporelles et universelles, mais, au contraire, de s’appuyer sur l’expertise des praticiens, une connaissance fine des milieux ; de mettre au jour des vérités mais « locales », en assumant qu’elles ne puissent être dupliquées ailleurs. C’est dire si leurs promoteurs voyaient d’un très mauvais œil l’émergence de l’économie politique portée par les physiocrates et ce qui annonçait les sciences modernes. Mais c’est dire aussi, et l’auteur nous en convainc d’une manière magistrale, si on gagnerait à revisiter ces approches à l’heure où il nous faut constater les errements d’une science économique qui, même quand elle s’attache à prendre en considération l’environnement (cf les externalités négatives) continue à traiter la « nature » en termes de ressources au service des seuls humains.
Sylvain Allemand

Un monde sans travail
Daniel Susskind
Flammarion, 2023, 432 p., 24 €
L’ouvrage a été écrit avant que le ChatGPT ne fasse irruption dans l’actualité. Il n’en reste pas moins à lire, car celle-ci ne fait que conforter la thèse de son auteur, un économiste anglais, ancien conseiller au 10 downstreet, pour qui il y a de quoi s’inquiéter face aux nouvelles capacités de l’IA. Non qu’elle soit devenue l’égal de l’homme – elle repose sur des puissances de calcul et non des facultés cognitives. Mais elle parvient d’automatiser de plus en plus de tâches non routinières dont on pensait seuls les humains capables (traduire, diagnostiquer des maladies, etc.). De toute évidence, il y aura encore moins de travail pour tout le monde y compris les cols blancs et autres intellectuels. Le chômage technologique dont parlait Keynes et qu’on pouvait juguler grâce aux gains de productivité et à l’augmentation du gâteau (le PNB), tend à devenir structurel. Si l’auteur reste flou sur le moment du basculement dans un monde sans travail, en revanche, il voit très bien la solution pour limiter les dégâts : l’affirmation d’un Big State qui sache tenir tête aux Big Tech (Google et autres) pour assurer une meilleure redistribution des richesses, partager le capital, aider les travailleurs encore en activité dans la défense de leurs droits et les sans emploi à occuper leur temps libre.
Sylvain Allemand